« Il ne faut jamais cesser de se former »

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Ibrahima Keita est passé des bancs de Champel et CS Italien aux staffs de la Fondation Real Madrid, de Sochaux et de Bordeaux. Récit d’une fantastique ascension.

« Il y a de la place pour tout le monde dans le football. La clé est de travailler et de croire en ce que tu fais. Il n’y a pas qu’une seule mais plusieurs vérités et le tout est de se trouver là où tes compétences sont reconnues ». Ces mots sont ceux d’Ibrahima Keita, actuel responsable du département d’analyse vidéo des performances chez les Girondins de Bordeaux. Ils prennent tout leur sens lorsqu’on connaît son parcours. Passé en 24 heures d’entraîneur des Juniors A du CS italien à la Fondation Real Madrid ou encore du centre sportif de Vessy à la Ligue 1 en quelques années, la trajectoire du trentenaire né au Sénégal est exceptionnelle. Voici l’histoire inspirante d’un travailleur acharné à la mentalité enviable.

Évian, du terrain au banc

Ayant grandi à Thonon, c’est dans le club majeur de la région que l’aventure du jeune « Ibou » -le surnom que tout le monde lui donne- commence. D’abord joueur, le destin lui ouvre vite d’autres voies : « J’étais en sport-études et un jour on m’a proposé de former une équipe avec des jeunes de mon quartier pour un tournoi en salle. C’était ma première expérience en tant qu’éducateur et ça s’est bien passé. À partir de là, j’ai gardé cette casquette en club ». C’est donc à 17 ans qu’Ibrahima Keita se lance dans le coaching : « Je dois remercier Jean-François Vuillez, actuel directeur du centre de formation de l’OL, qui m’a permis de vivre cette première expérience », souligne-t-il reconnaissant.

D’abord impliqué chez les très jeunes, les choses sérieuses commencent lorsqu’il passe au foot à onze : « J’ai cumulé ça avec l’école de foot pendant deux saisons avant que ça devienne mon métier. À ce moment-là, j’ai aussi stoppé ma carrière de joueur ». Ironie du sort, il devient alors assistant de Souleymane Cissé, actuel directeur sportif du Lausanne-Sport. Et c’est une réussite : « Il a rendu ma transition vers le foot à onze possible en me prenant comme adjoint. Pour la première fois dans l’histoire du club, les U17 sont montés à l’échelon national. La saison suivante, les U19 ont fait pareil et ont même disputé une finale pour être champions de France, perdue aux tirs aux buts. C’était fou ». Une aventure dans le football d’élite qui commence bien donc, partagée d’ailleurs par le défenseur actuellement au Servette FC Yoan Severin.

L’ascension d’Ibou ne s’arrête pas puisqu’il va jusqu’à endosser la casquette d’assistant de la Réserve. Un nouveau pas vers l’avant qui a de quoi l’exciter, sachant que l’étape d’après aurait pu être la première équipe: « En tant qu’assistant de la Deux, je facilitais l’intégration des joueurs plus jeunes, que je connaissais bien. L’entraîneur Nicolas Weber m’avait choisi alors qu’il y avait beaucoup de candidats. Sans lui, tout ce qui m’est arrivé après n’aurait pas été possible ».

L’été 2014 arrive donc et celui-ci aurait pu être le moment fatidique pour Ibrahima Keita. Passer un nouveau cap aurait voulu dire arriver dans un staff de Ligue 1, que la Une venait de rejoindre. Mais les évènements prennent une toute autre tournure :  « Il y avait une nouvelle direction et leur proposition n’était pas à la hauteur de mes attentes. Je m’étais installé dans le foot à onze et ils me proposaient de retourner avec les U13. De mon côté, je souhaitais au moins être confirmé comme adjoint de la Deux ou alors prendre en main la troisième équipe…». Son histoire remplie de succès avec Évian s’arrête brusquement. À un pas de la Ligue 1 et à cause de ce que lui-même qualifie de « rendez-vous manqué ».

Ibrahima Keita (à droite) et les U17 d’ETG promus en National pour la première fois.

« Champel reste mon club de cœur »

Ibrahima change alors de club mais aussi de pays. Sur le papier, la chute est vertigineuse puisque c’est avec les Juniors B du FC Champel qu’il trouve de l’embauche. C’est néanmoins là qu’il vivra une aventure qu’il qualifie lui-même comme « exceptionnelle » : « Dès que j’ai su que j’allais quitter Évian, je me suis mis à étudier mon futur groupe. Je sentais vraiment qu’il y avait de quoi bien travailler vu la qualité de celui-ci. Ça a été incroyable, jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais eu un groupe qui a autant progressé. On était concentrés sur l’essentiel et on a pratiquement tout gagné ». Cette ascension fulgurante avec les Juniors B, qui sont promus au niveau interrégional, lui ouvre logiquement les portes de la première équipe. Ibrahima Keita succède ainsi à Daniel Villa et est nommé entraîneur du FC Champel à l’été 2016.

Mais sa première expérience à la tête d’une équipe d’actifs est malheureusement un échec. Ibou ne restera d’ailleurs même pas sur le banc champelois jusqu’au terme de la saison : « Mon diagnostic du groupe n’était pas le bon. J’ai voulu trop professionnaliser l’histoire avec des causeries vidéo, des statistiques et autres, mais ce n’est pas de ça que les joueurs avaient besoin. Au final, les objectifs des dirigeants, des joueurs et les miens divergeaient et ça s’est terminé là ».

Malgré une fin amère comme à Évian, ce chapitre reste l’un, si ce n’est le plus intense de sa carrière : « Ce que j’ai vécu à Champel a été exceptionnel et ça reste mon club de cœur. Même cet échec avec la Une m’a aidé pour la suite. C’était le top pour moi d’avoir pu entraîner une 2ème ligue, même si à ce moment-là mes compétences n’étaient pas celles requises. Ce n’était pas le bon moment mais revenir entraîner à Genève un jour reste un objectif ».

Un passage à Champel inoubliable. (Photo : Facebook)

De CS Italien au Real…en 24 heures

Le défi suivant d’Ibrahima Keita, toujours à Genève, se nomme CS Italien. Mais à la tête des Juniors A Inter, l’entraîneur sénégalais rencontre des problèmes similaires à ceux vécus avec la première équipe champeloise : « J’avais mon objectif personnel qui étaient les finales suisses mais le club n’avait pas la même vision. On manquait de résultats et mon discours ne passait pas auprès des joueurs. J’ai pourtant donné le meilleur de moi-même, encore aujourd’hui j’ai toutes les stats et les séances de cette saison. Mais c’est là aussi le charme et la cruauté du football : ce n’est pas toujours celui qui travaille le plus qui gagne à la fin. Si les résultats ne viennent pas, on ne voit pas ton travail ». Tout est dit.

Ibou est donc démis de ses fonctions d’entraîneur au printemps, avant le terme de la saison. Une expérience qu’il voit comme « la plus douloureuse de sa carrière », mais qui lui offrira « une de ses plus grandes satisfactions » seulement quelques heures après sa fin : « Dimanche, on m’annonce que je n’entraînerai plus CS Italien et lundi j’ai un entretien d’embauche à Hambourg pour rejoindre la Fondation Real Madrid. J’ai alors commencé à m’occuper du recrutement et de la formation des intervenants et des coachs sur les stages du Real dans toute l’Europe. C’était exceptionnel et ça m’a permis de beaucoup voyager ».

Ibrahima Keita a passé deux ans dans la Fondation Real Madrid. (Photo : PIB)

Sochaux s’endort, pas Bordeaux

Des voyages à répétition et de l’expérience qu’Ibrahima Keita ne cesse d’accumuler. Et dire que son emploi du temps se gonfle davantage au printemps 2019 : « Sochaux m’a appelé pour être adjoint de la Une. Je suis arrivé lorsque la saison allait se conclure et j’ai pris en charge la préparation physique ainsi que l’analyse vidéo en tant qu’intervenant extérieur ». Jusqu’au terme de la saison 2019, Ibou cumule Sochaux et le Real Madrid. Un rythme de vie complètement fou : « C’était un peu compliqué en effet. En plus, j’habitais toujours à côté de Genève et je multipliais les voyages en voiture. De mercredi à vendredi j’étais à Sochaux et le reste du temps je m’occupais de la Fondation Real Madrid ».  

Une fois la saison conclue, Ibrahima Keita s’apprête à signer son contrat de deux ans en tant qu’adjoint de la première équipe sochalienne. Pour pouvoir s’y consacrer pleinement, il tourne la page Fondation Real Madrid et démissionne après deux ans : « J’ai commencé la préparation estivale avec Sochaux. Le club était en plein rachat et tardait à me proposer le contrat. Même de mon côté, je commençais à douter après avoir rencontré les repreneurs du club. Je ne me sentais pas vraiment en confiance. Et au bout de deux semaines de préparation, Bordeaux me propose d’intégrer le département technique en tant qu’analyste vidéo ». Énième renversement de situation dans la carrière de Keita. Ce n’est finalement pas à Sochaux mais chez les Girondins que le Sénégalais passera la saison 2019-2020.

Un stage à Washington qui change tout

La trajectoire d’Ibrahima Keita n’a pas fini de nous réserver des surprises. En voici une nouvelle, et de taille, à peine une semaine après son arrivée en Gironde : « J’arrive pour intégrer le département technique mais une semaine plus tard, je pars deux semaines avec la première équipe de Paulo Sousa à Washington pour le stage d’été. Je devais alors retrouver le poste qui était prévu pour moi à notre retour mais Sousa et son staff ont souhaité que je reste avec eux pour la saison. Ça ne devait être qu’une mission de deux semaines aux États-Unis, mais au final j’ai intégré le staff ». Ibrahima Keita nous parlait de l’importance de trouver un endroit où ses propres compétences soient reconnues. C’est le cas pour lui à Bordeaux avec le staff de Paulo Sousa qui lui « ouvre toutes les portes et laisse prendre des initiatives ». Incroyable.

Ibou découvre alors la Ligue 1 de l’intérieur ainsi que toutes les exigences qu’elle comporte : « Tu ne peux pas parler à des pros comme avec des Juniors B à Champel. C’est un autre monde : tu as la pression, les exigences sont élevées et tu dois surtout être précis. Mais tu as aussi beaucoup plus de moyens pour travailler et ça c’est formidable ». Plus précisément, Ibrahima Keita s’occupait de l’analyse des adversaires : « On était deux à analyser leur jeu et à faire des fiches individuelles de chaque joueur. J’ai préparé énormément de montages, même pour Mbappé, Neymar… mais le joueur qui m’a le plus impressionné est Jeff Reine-Adélaïde. Il avait quelque chose de spécial que je ne retrouvais chez aucun joueur ».

Un épisode advenu pendant ces mois avec le staff de la première équipe montre d’ailleurs les exigences du top niveau : « On avait encaissé un but en fin de match à Reims et Koscielny est venu me voir pour que je lui remontre la mésentente qu’il y avait eu avec l’autre central. C’était la première fois qu’on venait me voir avant même d’avoir quitté le stade. J’avais pris l’habitude de ne rien télécharger avant qu’on soit dans le car. Koscielny ne comprenait pas comment c’était possible de ne pas pouvoir revoir l’action directement avec tout le matériel à disposition. Je m’en souviendrai toujours, ça a été comme un électrochoc. Cet épisode montre à quel point il faut toujours être prêt et professionnel. Il n’y a aucun relâchement possible ». Bien plus qu’une simple anecdote, donc.

Ibrahima Keita a rejoint le staff de la première équipe après le stage d’été à Washington. (Photo : Facebook)

Plus qu’un analyste vidéo

Depuis le départ de Paulo Sousa suite à l’arrêt de la saison prématuré au printemps dernier, Ibou a retrouvé le poste qui lui était destiné dès le départ : responsable du département d’analyse vidéo des performances chez les Girondins de Bordeaux. Même s’il travaille moins avec les pros, la charge de travail reste conséquente, et comment : « Actuellement, on fait un gros travail avec les jeunes pros pour qu’ils soient prêts à faire le saut en Ligue 1. Il y a beaucoup d’analyse du jeu individuel et d’interaction avec les joueurs. Je leur montre leurs séquences en matchs ou aux entraînements, on en discute et on compare ça avec des joueurs de la Une ou d’autres joueurs de Ligue 1 ».

Chaque détail compte et Ibrahima Keita multiplie les heures passées devant son ordinateur : « On fait des montages de certaines séquences du match. Par exemple les contre-attaques, les actions placées, les coups de pied arrêtés… Nous nous servons aussi des images d’entraînement, par exemple lorsqu’il y a des oppositions. Et puis nous réalisons aussi quatre à huit montages individuels par semaine où l’on regroupe toutes les séquences d’un joueur en particulier ». Un travail colossal géré par une personne qui a « toujours inclus la vidéo dans sa méthodologie de travail. Peu importe sa fonction dans le staff ».

Ibrahima Keita au travail lors des dernières semaines. (Photo : Paul Frey)

Un club de fondé et un futur à écrire

Alors qu’il conclura bientôt sa deuxième saison au sein du club bordelais, Ibrahima Keita vient de fêter ses 35 ans et a toujours la faim de ses débuts : « Il ne faut jamais cesser d’apprendre. Avant d’intégrer le staff de Paulo Sousa, j’ai passé presque 15 ans à accumuler des diplômes et de l’expérience. J’étais avec les B à Champel et trois ans plus tard je me suis retrouvé en Ligue 1. Rien n’est impossible et il faut tout faire pour transformer son rêve en objectif mais surtout ne jamais cesser de se former, car c’est à ce moment-là qu’on commence à régresser ». À ce propos justement, Ibou a les idées bien au clair pour le développement du département d’analyse des Girondins : « Je veux me former sur l’intelligence artificielle. De nos jours on a énormément de données mais on manque d’outil pour les traiter. J’entrerai en formation en septembre ».

Et son implication dans le football va au-delà du coaching ou de l’analyse vidéo. En 2012, il a fondé l’AS Thonon avec son ami Alexis Albi : « Alexis est un ami qui a toujours été à mes côtés et qui me soutient dans mes projets. On a travaillé ensemble à Champel, puis en 2012 on a créé l’association AS Thonon qui est devenue un club en 2016. Aujourd’hui, il compte plus de 400 membres et poursuit son développement. Ce projet a surtout comme but de promouvoir l’activité pour tous et l’insertion sociale des jeunes. Nous prenons par exemple beaucoup de jeunes en apprentissage pour travailler au club. Il n’y a pas d’élitisme dans cette activité qui nous tient à cœur ».

Ibrahima Keita et Alexis Albi (à gauche) en réunion pour l’AS Thonon. (Photo : Facebook)

Le parcours d’Ibrahima Keita est décidément de ceux qui pourraient motiver plus d’un jeune à ne jamais abandonner ses projets. Passé un peu par tous les états, si Ibou a réussi à en arriver là, c’est aussi grâce à sa mentalité qui lui a permis de ne jamais rien lâcher : « Lorsque des personnes te font confiance, puis ces mêmes gens veulent t’écarter, tu es la seule variable dans l’histoire. Le changement doit venir de toi. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut voir comme un échec mais comme une expérience pour t’aider à devenir meilleur. Savoir se remettre en question dans un sport comme le football qui t’offre à la fois des joies exceptionnelles et des déceptions énormes est essentiel ».

Réussir à écrire une telle histoire n’est pas donné à tout le monde. Les acteurs du football genevois ayant connu une telle ascension en si peu de temps sont d’ailleurs bien rares. Le cas d’Ibrahima Keita nous montre ceci dit qu’avec la juste mentalité et une éthique de travail irréprochable, tout est possible.

Photo de couverture : Paul Frey

 

 

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